UN. la vie, c'est beau la vie. c'est beau de la donner. papa et maman l'ont vite compris. un peu trop vite sans doute. un, deux, trois, sept enfants. c'est beaucoup de monde, c'est même un peu trop. mais ils s'en fichaient, papa et maman. parce que pour eux, ils vous donnaient déjà le plus important : l'amour. tu te souviens des soirées d'hiver à jouer aux cartes, tu te souviens des rires et des engueulades. de la chambre trop petite ou tu dormais avec tes frères. t'as jamais eu froid, avec tes frangins. vous vous êtes souvent donnés des coups de coude ou de genou, mais tu te souviens aussi de ces soirées éclairées à la bougie, à rire de tout, de rien. tu te souviens des étés à mourir de chaud dans les draps. tu te souviens de ce manque flagrant d'intimité, des questions d'asher, des taquineries fraternelles. tu as tant de souvenirs, tant de précieux souvenirs ancrés dans ta mémoire. ceux d'avant. tu aimerais tellement que ces souvenirs soient beaux et pleins de vie. ils s'effacent pourtant peu à peu, ils se perdent derrière la douleur et les années compliquées. derrière la tristesse de la perte. rien n'a plus été simple, à partir de ce moment. t'avais vingt-et-un an, t'étais pas prêt à élever tes cadets. et pourtant. t'as pas franchement eu le choix. pas franchement eu d'hésitations. DEUX. c'était dur. c'était dur, cette période. parce qu'il y a eu toutes votre (( petite )) fratrie à gérer. t'es le deuxième. c'était à toi de le faire aussi. mais il y avait aussi ta petite princesse. petit cœur bien trop important à tes yeux. ce n'était pas prévu, papa et maman n'étaient pas très doués pour parler éducation sexuelle. et elle est arrivée. c'était pas dans tes plans, mais tu l'as aimée au premier regard, même si tu n'avais que dix-huit petites années. pas question pour toi, à cette époque, d'abandonner qui que ce soit. couple qui n'en a jamais eu le nom, sa mère reste une très grande amie depuis toutes ces années, mais pas une compagne. elle reste sa mère, le sera toujours. mais rien de plus à tes yeux que la femme qui t'as permis de devenir père. petite élevée dans la maison maternelle, parce que de ton côté, c'était trop compliqué. t'as pourtant été là. à chaque moment important. TROIS. tu te souviens aussi - tu te souviens si bien. t'étais plus jeune. à l'école primaire, au lycée ensuite. maeve. tu te souviens surtout de son sourire, du bouquin derrière lequel tu te planquais. parce que tu étais trop jeune et trop bête. parce qu'elle était si jeune encore, et toi un peu plus âgé. t'étais de ces enfants pas très populaires, pas très confiants en eux, de ces enfants déjà trop gros pour leurs âges, avec trop de grains de beauté sur le visage. c'est pas toi que les copines regardaient. t'étais l'amoureux de personne, toi. c'était peut-être pas plus mal. de toute manière t'étais juste le gamin un peu bizarre du couple un peu trop religieux, t'avais déjà trop de frères et sœurs. t'as jamais écouté ce qu'ils disaient, les autres. mais t'as jamais osé faire le premier pas non plus. QUATRE. à mi-chemin entre père et grand-frère pour tes cadets, c'est une relation étrange que vous avez pu construire au fil du temps. une relation pas comme une autre, une relation qui prend trop de maturité, plus assez de rires, plus assez d'amour fraternel. l'envie de sortir ash de la merde, celle de tenir rory contre toi pour la consoler. tu n'as plus su comment agir et, faute de mieux, t'as vainement essayé de les maintenir dans le droit chemin, avec aron. CINQ. de l'amour, tu ne connais que les romances télévisées, l'exemple parfait de tes parents et les livres au fond de la bibliothèque. l'amour, tu ne l'as jamais rencontré. pas encore. il y a peut-être trop longtemps. des histoires d'un ou plusieurs soirs, tu en as eu. trop, beaucoup trop sans doute. tu as partagé ton lit avec bien des hommes, bien des femmes. mais jamais avec une personne si importante. jamais avec quelqu'un qui comptait autant. jamais avec une personne que t'as voulu protéger de tout, serrer dans tes bras, embrasser jusqu'à manquer de souffler, jusqu'à manquer d'oxygène. tu n'as jamais trouvé un parfum que tu as voulu respirer jusqu'à l’entêtement. l'amour, t'y crois pas vraiment. tu t'fais trop vieux pour ces conneries.

SIX. t'as jamais été très doué en cours. dans la moyenne, souvent la moyenne basse. notant se jouant du 10 libérateur, évitant les remontrances des parents et des professeurs. t'as fait des efforts pendant toutes ces années. mais t'es pas un intellectuel. la seule matière dans laquelle tu excellais : l'orthographe. plongé dans les livres depuis toujours, un vocabulaire enrichi pioché au file des pages. c'est tout. une bonne orthographe, mais une écriture dégueulasse. aujourd'hui encore, peu de personnes arrivent à te déchiffrer. pattes de mouches se perdant dans une feuille blanche bien trop large. SEPT. t'as jamais eu beaucoup d'ambition dans la vie. pas quand t'étais gosse. pas quand tu voyais les autres enfant doué à l'école, avec des parents sans problèmes d'argents. tu t'étais mis ça dans la tête. un peu connement. l'armée. trois repas par jour. une bouche à nourrir en moins pour papa et maman. ça semblait être une bonne idée. mais entre temps, y'a un de tes frangins qui a cru drôle de t'éclater des clac-doigt contre l'oreille gauche. surdité partielle, pas franchement handicapante dans la vie de tous les jours. assez handicapante pour être recalé aux tests d'entrée. et puis, une fille. une merveilleuse petite fille. HUIT. tu ne pensais pas à grand chose quand tu as commencé à écrire. un plan, une idée à suivre, une vie un peu merdique bien trop romancée. des indices bien trop subtiles pour qu'on puisse savoir que c'est de ta vie que tu parles. un roman qui raconte les aventures d'un jeune adolescent, perdu entre les hommes et les femmes, entre la place de meilleur de la classe et une première place un peu plus sombre à fêter. tu ne pensais pas à l'ampleur que ça allait prendre, quand t'as commencé à écrire en ligne, à poster sur internet, il y a quelques années. aujourd'hui, toute cette histoire est disponible au format papier, ton nom bien dissimulé derrière un pseudonyme. et tu ne comptes plus le nombre de message que tu reçois, réclamant une suite. sauf que t'es pas encore en état de prévoir une suite à ta propre vie. NEUF. secret bien gardé depuis toutes ces années. t'as aidé toute la fratrie toi, du mieux que tu pouvais. t'as pas volé. tu t'es pas battu. t'es pas tombé dans la drogue. c'est sans doute pas beaucoup mieux quand on y pense, mais bon. secret honteusement gardé. t'avais quoi ? vingt, vingt-deux ans ? c'était une solution facile, de prendre des photos. prendre des vidéos. jamais le visage. historique soigneusement effacé, intimité exposée à bien trop de monde dans les confonds d'internet. mais c'était facile. c'était beaucoup d'argent, trop facilement. et t'en avais besoin, de cet argent. partie de ta vie loin au fond de ton esprit, cachée à tous. c'est mieux comme ça, qu'ils ne soient pas au courant.

DIX. cours tous les matins, pour compenser les écarts. — boxeur occasionnel. — constamment en retard. toujours. de cinq ou quinze minutes, ça dépend des jours. — grand consommateur de café. — tente de réduire sa consommation de viande. — papa poule, un peu trop protecteur. mais surtout papa jeune. trop jeune. — bisexualité découverte à vingt-et-un ans. — fan de rock. — pas très bon cuisinier, mais y'a pire. — bibliothèque pleine à craquer, il serait temps de changer pour une plus grande. — un carton traîne précieusement au fond du dressing : contiens les premières affaires de bébé. — piètre cavalier. (c'est con, ça.) — littéraire passionné. — emprunte parfois des livres dans les rayons de la libraire pour pouvoir les lire une fois rentré. — pas le plus romantique. pas le pire non plus.