1 Rhett c’est le cliché même du type qui a atteint son apogée au lycée. Il était populaire, charismatique et avait cette chance qui semblait lui coller à la peau. Le type un peu arrogant qui réussit dans tout, sans vraiment y mettre trop d’efforts. Ce type facile à jalouser, à aimer et aussi détester. S’il n’avait pas des résultats scolaires réellement impressionnants, c’était plutôt grâce au football qu’il se démarquait des autres. Rapide, une agilité remarquable, robuste… Rapidement, on s’est mis à y croire. Une carrière, une future star de la NFL qui ferait la fierté de Meadow Oaks. On lui prévoyait une bourse d’études universitaires dans une des écoles ayant une des meilleures équipes de football, puis un repêchage. Puis, il s’est blessé. Son genou bousillé, ses rêves anéantis. Ce regard de tristesse, de déception lisible sur tous les visages qu’il rencontrait. Insupportable. 2 Il n’avait pas de plan b. C’était le football ou rien. C’était une évidence, après tout. A quoi bon prévoir autre chose? Il a donc gradué le lycée, sans aucune de ces bourses qu’on lui prévoyait, sans plan d’avenir. 3 Nora. La fille qu’il n’aurait pas dû remarquer. Timide, discrète. Il l’avait remarquée – comment faire autrement – et c’en était fait pour lui. Sa chevelure blonde et son large sourire qui venaient le hanter la nuit. Puis il a rassemblé son courage, l’invita à sortir. Lui qui était toujours entouré de filles, lui qui ne ressentait pas de gêne à les aborder. Pas avec Nora. Intimidé par elle, par cet effet qu’elle lui faisait. Peut-être parce qu’elle avait cette façon différente des autres de le regarder. Au-delà de ce que les autres voyaient. 4 C’est lui qui a convaincu Nora de participer au spectacle de fin d’année. Ce spectacle qui a changé leur vie. Elle a été remarquée et un contrat de disque l’a amenée à voler de ses propres ailes, quitter Meadow Oaks, réaliser ce rêve plus grand que nature. Il l’avait poussée, encouragée. Par amour, par réel admiration de son talent. L’entendre chanter était une de ses choses favorites et il ne pouvait supporter l’idée qu’elle soit trop timide pour faire quelque chose qui la rendait autant heureuse. Mais il vécut difficilement ce bousculement. Lui qui apprenait à peine à vivre sans football, qui se remettait de sa blessure, qui avait accepté son sort, accepté que sa vie ne serait jamais celle dont il rêvait. La peur de la perdre, et peut-être un brin de jalousie inavoué qui lui nouait l’estomac. 5 La distance a fonctionné pour eux. Pendant un moment. Il s’ennuyait d’elle, terriblement. Il l’imaginait sur scène, en studio. S’imaginait que sa vie rangée et banale dans le Wyoming n’était qu’un lointain souvenir. Mais ces appels téléphoniques le rassuraient. Chaque jour, sans faute. Puis, ils se sont espacés.  Sa nouvelle vie trop accaparante, excitante pour cette relation à distance. Rhett s’est donc décidé à aller la voir. Impressionné par la foule scandant son nom, impressionné par son aisance sur scène. Elle rayonnait. C’était sa place… Et il comprit. Il comprit qu’il ne la reverrait jamais à la maison. Qu’elle ne rentrerait jamais à Meadow Oaks. Et cette bague qu’il avait achetée avant son départ resta cachée dans ses bagages. Une demande en mariage avortée. Il avait fini de s’accrocher à quelque chose qui n’existait plus. Aujourd’hui, cette bague traîne toujours au fond d’un tiroir chez lui. Incapable de la rendre au magasin, incapable de supporter cette humiliation ni le regard de pitié du marchand. 6 Il détestait travailler au garage de son oncle. Détestait l’odeur des pneus, l’odeur de l’huile à moteur sur ses doigts – sans parler du résidu noir qu’il a cessé de tenter de faire partir il y a bien longtemps. Détestait le sourire narquois des anciens camarades de classe, amusé de retrouver la star du lycée réduit à titre de mécano dans un petit garage. Des années plus tard, il a appris à aimer son métier, développé un amour pour les voitures et pour le travail manuel. L’odeur familière du garage est devenue source de réconfort. Son oncle épuisé, vieillissant lui laisse tranquillement les rennes de l’endroit. Et il ne laisse plus personne le faire sentir inférieur. 7 Il ne supporte pas d’entendre les chansons de Nora. C’est physique, viscéral. Ça lui fait mal, ça le tue. Toutes ces années plus tard et, encore, il doit changer de station, il doit sortir de la boutique. Il ferme les yeux, prends quelques respirations. Une blessure qui ne guérit jamais vraiment. Chaque journée où il entend sa voix, il rêve à elle la nuit suivante. 8 Dix ans plus tard et il ne s’est jamais casé à nouveau. Il a eu quelques histoires aussi ridicules que courtes. Sortant avec des filles dont tout semblait être le contraire absolu de Nora. Ça finissait toujours rapidement – tant mieux, se disait-il. Il voit parfois des femmes, rencontrées au bar ou même quelques clientes du garage. Bague au doigt ou non, peu lui importe. Il n’a pas l’intention de s’attacher. 9 On l’a approché quelques fois pour un poste de coach de football au lycée. Il a toujours refusé – ou ignoré les appels obstinés. L’idée commence à germer en lui, son amour du sport renaît. Il se surprend à aller aux matchs de l’équipe, s’asseoir en retrait dans les estrades, un calepin qu’il noirci de plomb en observant les jeunes joueurs. 10 Il est un piètre cuisinier. Il n’a jamais appris et pourrait pratiquement faire brûler un chaudron rempli d’eau. Il vit principalement sur des repas congelés, au dîner du coin et des plats maisons que sa voisine – une dame âgée – s’obstine à lui apporter à chaque mois.